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Guylaine
Dieu et moi sommes devenus comme deux gros géants
vivant dans un bateau minuscule. Nous nous
bousculons sans arrêt et rions.
Hafiz
Guylaine n’était pas considérée comme une belle femme, trop grande, trop maigre, trop de dents, trop de nez, trop d’os, trop de pieds. Alors elle, la rêveuse, l’idéaliste, elle compensait l’ingratitude de son physique par une activité débordante et une rage de tous les instants. Aux dix ou douze heures consacrées par jour à son travail au ministère, elle ajoutait, chaque soir ou presque, la réunion de la cellule, puis elle tapait, sur le vieil ordinateur qu’elle avait récupéré dans l’atelier de réparation du ministère, une dizaine de feuillets du Grand Œuvre de Léon T (le nom de code du timonier, du théoricien de la Nouvelle Révolution). Elle ne se couchait jamais avant 2 heures du matin, s’appliquant à ne pas réveiller Alain, son mari, lorsqu’elle se glissait dans les draps conjugaux. Il avait le sommeil inoffensif bien que ronflant, et elle s’arrangeait pour ne jamais entrer dans la chambre avant qu’il se soit endormi. Si elle avait sacrifié à son devoir les premières années de leur vie commune, elle n’avait jamais eu vraiment envie de lui, elle n’avait jamais vibré pour lui, jamais défailli sous lui. Une indifférence qui ne s’était pas arrangée avec le temps : elle ne supportait plus maintenant qu’il la touche, même pas du regard, elle détestait son odeur, son haleine, le grain de sa peau, ses bourrelets, ses verrues, ses angiomes, les poils de son nez. En lui donnant deux gosses, un garçon et une fille, elle avait largement accompli sa part. Elle restait avec lui parce qu’elle avait besoin d’une couverture familiale, mais elle n’avait pas appris à le tolérer au long des années. Lui, en revanche, lui vouait la même adoration que le jour où il l’avait demandée en mariage. Il ne levait jamais les yeux sur une autre femme que sur sa « grande bringue », il ne la contrariait jamais, il pardonnait ses offenses, il n’élevait jamais la voix contre elle, il se contentait de ruminer silencieusement sa tristesse quand elle refusait de les accompagner, les enfants et lui, pour leur promenade dominicale au parc Montsouris ou pour leur semaine de vacances estivales au Pouliguen. Elle éprouvait parfois de la pitié pour son mari et envisageait de lui proposer la rupture, de le délivrer d’un amour qui pesait sur ses seules épaules. Elle repoussait à chaque fois l’échéance, consciente qu’une séparation la desservirait, qu’elle devrait consacrer une grande partie de son temps libre aux gosses, qu’elle ne pourrait plus se rendre aux réunions quotidiennes de la cellule, qu’elle risquait de manquer le train de la Nouvelle Révolution.
Et, surtout, qu’elle verrait moins souvent Léon T.
Léon T, l’homme qui lui avait dessillé les yeux, qui avait donné un sens à sa vie. Léon T dont elle était secrètement amoureuse, comme la plupart des militantes du parti clandestin. Elle n’avait jamais osé déclarer son amour au fondateur de Nouvelle Révolution, mais, ces derniers temps, elle avait cru déceler des lueurs complices dans ses incroyables yeux bleus. Il l’avait choisie entre toutes, d’ailleurs, pour taper les six cents pages de son manuscrit débordantes d’une écriture serrée, convulsive. À la fin de chaque réunion, elle sollicitait un entretien afin de vérifier quelques mots ou un paragraphe avec lui. Elle aimait prolonger ces moments d’intimité dans le minuscule bureau tandis que les membres de la cellule, hommes et femmes, crevaient de jalousie dans la salle de réunion. Elle avait alors l’impression d’entrer de plain-pied dans l’histoire, d’être invitée dans les secrets du monde. Elle rêvait, lorsque les armées de Nouvelle Révolution auraient renversé le « Parlement et les gouvernements prisonniers de la pieuvre libérale chrétienne », d’occuper un poste important aux côtés de l’homme qui aurait rendu leur dignité aux peuples européens. Léon T était beau. Très beau. Des cheveux châtains et ondulés, des yeux azur ouverts comme des fenêtres célestes sur une âme nimbée de lumière, une moustache conquérante, de larges épaules d’homme du peuple, des mains grandes et fortes, une voix grave, vibrante, envoûtante. Guylaine se serait damnée pour passer une nuit avec lui. Il lui suffisait de l’approcher pour déclencher une salve de sensations dans son corps, un feu d’artifice anticipé, étouffé, un filet de frissons qui l’enveloppait de la tête aux pieds. Envie démente de ployer sous son poids, d’être éventrée par son soc, inondée de sa sueur et de sa semence. Ses réactions physiologiques entraient pour une part non négligeable dans son zèle révolutionnaire.
Elle disposait encore de quatre jours. Elle s’était bien gardée de dire à son mari que la redoutable Mme Ploquin lui avait accordé un congé exceptionnel jusqu’au lundi de la semaine prochaine. Elle se demandait encore quelle mouche avait piqué « M la Maudite », le surnom dont cette petite garce de Laura et elle-même gratifiaient leur responsable. La Ploquin avait soudain paru touchée par la grâce humaine. Elle leur avait même claqué la bise avant de sortir de la brasserie. La bise, cette vieille peau qui ne serrait la main à personne, comme si elle craignait d’être contaminée au moindre frôlement. Guylaine avait maintes fois imaginé sa revanche sur M la Maudite, le jour glorieux où elle ouvrirait elle-même les portes du ministère aux troupes de Nouvelle Révolution, le jour béni où son ex-responsable découvrirait qu’elle avait réchauffé un serpent dans son sein. Mais elle ne savait plus quoi penser depuis la scène de la brasserie. Laura elle-même était restée interdite après le départ précipité de la Ploquin. Elle avait allumé une cigarette, vidé son verre, puis elle était sortie, hébétée, après avoir marmonné un vague au revoir.
Guylaine avait prévu de mettre à profit ces quelques jours de disponibilité pour avancer sur le livre de Léon T. Et rencontrer Léon T pour lui demander des précisions sur les mots qu’elle ne réussissait pas à déchiffrer – elle avait des doutes, elle ne voulait pas travestir Sa vision révolutionnaire. Et donc, se rendre au domicile de Léon T, bravant la consigne qui ordonnait aux membres de la cellule de ne pas importuner le timonier en dehors des heures de réunion. Mais elle n’était pas un membre ordinaire, il lui avait confié une mission de la plus haute importance, ils avaient noué un lien privilégié, la consigne ne la concernait pas.
« On finira plus tard que d’habitude ce soir. »
Elle était rentrée chez elle aux alentours de 19 heures après avoir flâné une partie de la journée dans Paris et passé quelques heures dans un troquet à lire le manuscrit de Léon T. Elle s’était pénétrée de Sa pensée et, même si elle n’avait compris toutes les subtilités de la stratégie révolutionnaire, elle se sentait prête à soutenir une conversation approfondie avec lui.
« Ta journée s’est bien passée au ministère ? »
Alain avait préparé le repas pour leurs deux enfants, Jean, sept ans, Marie, cinq ans, tranches de jambon accompagnées d’une purée patatotte (patate/carotte) minute. Elle les embrassa distraitement avant de filer dans sa chambre et de se contempler dans le miroir fixé au mur. Elle se jugea plus jolie que d’habitude, presque désirable. Est-ce qu’il pourrait la traiter autrement qu’une compagne de lutte ? Est-ce qu’il pourrait la regarder comme une femme ?
« Normale, répondit-elle d’une voix forte.
— Et pourquoi tu dois rentrer plus tard, ma douce ? »
La voix de son mari se ruait comme un vent lugubre dans le couloir et les portes ouvertes. Elle dégrafa un bouton de son chemisier, tenta en vain de remonter ses seins qui n’avaient jamais poussé pendant ses grossesses, pas grave après tout, elle avait lu quelque part que certains hommes préféraient les poitrines menues (un papier écrit sans doute par une rédactrice plus plate qu’une punaise).
« La réunion durera plus longtemps que d’habitude. »
Son mari avait accepté qu’elle adhère à un parti clandestin malgré les dangers que l’activisme révolutionnaire faisait courir sur sa famille et elle. Il disait qu’on ne pouvait empêcher un cheval de galoper, qu’une femme comme elle avait besoin de bouger, de piaffer, de ruer, que, comme il n’avait ni son courage ni son énergie, il trouvait normal de rester à la maison et de s’occuper des enfants. Une vue déficiente lui avait valu d’être réformé et d’échapper à la grande tuerie du Front Est. Son travail de guichetier à la poste voisine lui laissant un peu de temps libre, il s’efforçait de rendre habitable leur appartement du 14e arrondissement, un soixante-dix mètres carrés dont il avait hérité d’une tante décédée d’une leucémie foudroyante – ils n’auraient jamais eu les moyens de se le payer, même avec un crédit de quarante ans, le mètre carré dans le 14e dépassait maintenant les douze mille euros. Il se débrouillait en électricité, en plomberie, en carrelage, en peinture, mais, avec son goût de chiottes, il transformait tout ce qu’il touchait en zone sinistrée, couleurs neurasthéniques, matériaux merdiques, finitions bâclées. Trop débordée pour s’intéresser aux contingences matérielles, Guylaine ne pouvait que s’en désoler. Par chance, ils n’avaient pas de relations en dehors de leurs activités professionnelles, et jamais personne ne s’invitait chez eux.
« C’est bientôt les vacances scolaires, reprit-il. J’ai réussi à me libérer pour une semaine. Je compte emmener les enfants à la mer.
— En cette saison ?
— Le grand air leur fera du bien… »
Il marquait un temps de silence avant de poser la question rituelle. Elle se demanda si elle devait garder son tailleur ou bien passer une robe un peu moins austère. Le temps ne favorisait pas les tenues suggestives, mais, avec un bon manteau, une bonne écharpe et une bonne dose d’inconscience, on pouvait braver les grands froids.
« Est-ce que tu comptes venir avec nous cette fois ? »
À question rituelle, réponse rituelle :
« Tu sais bien que je ne peux pas lâcher mon travail comme ça, minou.
— Je connais des gens, au ministère des Communications, qui prennent autant de congés qu’ils veulent. »
Mots mille fois échangés entre eux. Mille fois elle s’était agrippée à ses obligations professionnelles pour échapper à la corvée de mer ou de campagne, mille fois il était revenu à la charge, mille fois il avait capitulé avec, dans les yeux, toute la détresse du monde. Elle ne pouvait pas lui balancer qu’elle profitait de leur absence pour réoccuper ses territoires intimes, pour reprendre le fil ses rêves.
« On ne peut pas comparer les ministères, minou.
— Ça ferait plaisir aux enfants. »
L’argument qu’il croyait définitif, mais qui, sur elle, n’avait aucun impact parce qu’elle n’avait pas envie de faire plaisir aux enfants, parce quelle ne ressentait qu’une indifférence teintée de culpabilité pour la chair de sa chair, parce qu’elle n’avait éprouvé que douleur et dégoût lors de ses accouchements, parce qu’elle faisait partie de ces femmes qui ne seraient jamais mères. Elle détestait les frottements de leurs lèvres humides et grasses sur ses joues, elle détestait leur donner le bain, elle détestait les torcher, les coucher, les habiller, les embrasser.
« Une autre fois, minou, je te le promets. »
Ils savaient tous les deux qu’elle lançait cette promesse pour se débarrasser du sujet ; il feindrait de s’en satisfaire comme il se déclarait comblé de leur ersatz de vie commune. Elle ne culpabilisait pas : on ne pouvait s’encombrer de remords lorsqu’on était appelée à un destin grandiose.
Ils dînèrent d’une soupe en brique et d’un reste de spaghetti bolognaise, puis, après avoir bu son café (soluble, mais le goût s’était considérablement amélioré depuis la fin de la guerre), elle se changea, choisit des sous-vêtements de dentelle (offerts par son mari) qu’elle n’avait mis qu’en deux circonstances, des bas, une robe de laine serrée à la taille (une taille restée fine, autant mettre en valeur ses atouts), des chaussures à talon aiguille censées affiner ses jambes, un manteau et une toque de fourrure imitation marmotte. Elle opta pour un rouge à lèvres vif (un bon prétexte pour ne pas embrasser le mari et les gosses), les salua par la porte ouverte de la chambre et sortit. Dehors, le froid lui agrippa les jambes et le bassin ; elle regretta amèrement de s’être vêtue aussi légèrement.
Léon T fixait les membres de la cellule 14 d’un air à la fois pénétrant et lointain. Une trentaine de militants se pressaient dans la salle de réunion, dont une majorité de femmes.
« N’en concluez pas que les hommes soient moins motivés par le changement que les femmes, avait déclaré un jour Léon T, c’est seulement que la plupart d’entre eux ont disparu sur le Front Est. »
Personne n’avait eu le réflexe de lui demander pourquoi lui-même n’avait pas été convié à la grande boucherie. Les autres membres masculins de la cellule 14 s’étaient sentis obligés de se justifier : trop jeunes au moment des faits, diminués physiquement (diminués pour faire la guerre, aptes à faire la révolution) ou exemptés pour troubles psychologiques (ils avaient feint la folie, ils avaient trompé les recruteurs, ils n’allaient tout de même pas sacrifier leur jeunesse sur l’autel du libéralisme chrétien). Les militants du 14e mesuraient leur chance : Léon T assistait régulièrement aux réunions, tout simplement parce que, résident du 14e arrondissement, il dépendait géographiquement de la cellule 14. Aucun passe-droit, aucun privilège pour le fondateur et les cadres du parti. Ils se rendaient deux fois par mois à Orléans, siège de la coordination nationale, où ils préparaient le Grand Jour. L’armée révolutionnaire comptait au dernier recensement cent mille fantassins recrutés dans l’ensemble des pays européens, deux divisions blindées (achetées à des seigneurs de guerre de l’Europe de l’Est), quelques officiers et sous-officiers avides de revanche (on s’en méfiait, on les gardait à l’œil) et la promesse de soutien d’une partie non négligeable des pilotes de chasse des troupes régulières.
Les camarades ne savaient pas grand-chose sur Léon T. Guylaine et les autres femmes jugeaient que le mystère lui allait follement bien. Elles n’accordaient aucune attention aux rumeurs, propagées sans doute par des militants jaloux de son charisme, qui le créditaient d’un passé crapoteux de maquereau, de trafiquant ou de braqueur, ni aux murmures qui le dépeignaient comme un déserteur, voire un traître – elles rétorquaient aux camarades bruiteurs qu’ils sautaient à pieds joints dans le piège tendu par la Sécurité du territoire, laquelle cherchait à salir l’image du timonier puisqu’elle s’avérait incapable d’endiguer ses idées.
Chargée de fouiner dans les dossiers de la STF, Guylaine n’était pas parvenue à s’introduire dans la salle des archives confidentielles.
« Si tu réussis à mettre la main sur mon dossier, lui avait glissé Léon T, préviens-moi tout de suite. Et ne transmets ces renseignements à personne d’autre qu’à moi. Compris, Gwendoline ? » (elle frémissait de la tête aux pieds quand il prononçait son nom de code).
Elle aurait besoin d’encore un ou deux ans pour obtenir le précieux sésame, peut-être moins maintenant que M la Maudite avait changé d’attitude à l’égard de ses collaboratrices, mais la générosité soudaine de leur supérieure n’était peut-être qu’un caprice, une passade.
Assise à deux mètres de Léon T, elle ne le quitta pas des yeux jusqu’à la fin de la séance. La fumée des cigarettes masquait en partie l’odeur de renfermé qui imprégnait la salle située dans les sous-sols d’un immeuble à l’abandon. Les militants fumaient comme des cheminées, hommes et femmes, prêtant sans doute au tabac des vertus révolutionnaires. Guylaine en grillait une ou deux par réunion histoire d’imiter ses camarades, mais elle sortait en général de la cellule avec une tenace envie de vomir. L’ordre du jour, la coordination des attaques du Parlement de Bruxelles et des principaux ministères européens, donna lieu à des débats animés. Pour une partie des membres de la cellule, l’appui des soldats génétiquement modifiés était souhaitable : des officiers de leur connaissance leur avait confié que les tractations secrètes avaient abouti à un accord global, que les bataillons d’élite, frustrés d’avoir été écartés du Front pendant la guerre, marcheraient sans hésitation sur le Parlement européen ; les autres répliquaient qu’on ne pouvait accorder la moindre parcelle de confiance à des hommes modifiés, que les gènes implantés endommageaient à la longue le cerveau et provoquaient des altérations mentales, qu’il valait mieux se passer d’eux, les éloigner ou, mieux, les éliminer avant le Grand Jour.
« Les éliminer ne serait pas une partie de plaisir, commenta Léon T. Et puis ce serait dommage de se passer de soldats aussi qualifiés. Les avoir dans notre camp nous faciliterait considérablement la tâche. »
Guylaine vit s’allumer des lueurs de triomphe dans les yeux des uns et poindre le dépit dans ceux des autres. Les griffes glacées qui l’avaient saisie entre son domicile et la salle de réunion, environ trois cents mètres, commençaient seulement à relâcher leur étreinte. Les hommes avaient remarqué ses efforts vestimentaires, y compris Léon T qui, à son entrée dans la salle, l’avait enveloppée d’un regard appuyé. Elle se félicitait d’avoir défié le froid sibérien qui s’était abattu deux semaines plus tôt sur Paris. Pas facile de marcher avec des talons hauts sur les trottoirs verglacés. Des sans-abri recroquevillés sous plusieurs couches de couvertures s’étaient foutus de sa gueule tandis qu’elle se lançait dans d’improbables figures de patinage artistique. Gonflés, ceux-là, de lui réclamer ensuite une pièce. C’était pour des malheureux comme eux, pour des ingrats comme eux, que ses compagnons de lutte et elle préparaient le Grand Jour. Elle avait failli le leur dire, elle s’était souvenue qu’elle avait juré solennellement de garder le secret (un serment qu’elle avait déjà brisé puisqu’elle en avait parlé à son mari).
À la fin de la réunion, tous tombèrent d’accord pour intégrer les bataillons des soldats génétiquement modifiés aux armées révolutionnaires. À en croire son assurance, Léon T avait obtenu toutes les garanties des militaires, mais il tenait à ce que la décision revête un caractère démocratique. Une motion n’était pas adoptée dans la cellule tant qu’elle n’était pas votée à l’unanimité (l’un des principes intangibles exposés dans les premières pages de son manuscrit).
Guylaine attendit que les camarades aient bu le verre de l’amitié et échangé quelques mots avec le fondateur pour s’approcher de lui.
« Je peux te parler ?
— Tu es en beauté, Gwendoline. »
Elle tourna en deux secondes au rouge pivoine. S’assura d’un bref coup d’œil que personne ne s’intéressait à leur conversation. Les membres de la cellule enfilaient leurs vêtements dans un brouhaha de fin de banquet. Les gobelets en plastique gisaient sur les tables, des flaques de jus de fruit et de vin maculaient le lino. Prêts à faire le grand ménage en Europe, les camarades, pas d’humeur à nettoyer leur salle de réunion.
« Je dispose de quelques jours devant moi, et j’ai prévu d’avancer sur ton livre. »
Elle baignait tout entière dans le bleu des yeux de Léon T.
« Excellente nouvelle.
— Il me faudrait, euh, discuter de quelques points de détail avec toi. Pas grand-chose, hein, deux ou trois mots ou expressions que je… que je n’arrive pas à déchiffrer… »
Un sourire enjôleur se dessina sur les lèvres de Léon T. Une chaleur intense monta du ventre de Guylaine et chassa le froid réfugié aux extrémités de ses membres.
« J’écris si mal que ça ? Quand veux-tu le faire ?
— Le plus tôt possible.
— Ce soir ? »
Guylaine fut parcourue de tremblements qu’elle s’efforça, en vain, de maîtriser.
« Chez moi, donc ? poursuivit Léon T.
— Je sais qu’il ne faut pas mêler vie privée et vie publique, bredouilla Guylaine, mais j’aimerais terminer ce travail et…
— Allons-y », la coupa Léon T.
Il régnait une chaleur agréable dans le grand appartement de la rue Jean-Moulin. Léon T n’était pas concerné, apparemment, par les restrictions d’énergie. Plafonds hauts, immenses baies vitrées, parquet marqueté, tapis moelleux, meubles précieux, tableaux néoclassiques, immense bibliothèque, milliers de livres. Il n’avait pas prononcé un mot pendant le trajet, il avait marché bon train, se retournant de temps à autre pour vérifier que Guylaine le suivait. La neige qui tombait en abondance estompait déjà les rues et les trottoirs. Place Victo-Basch, ils avaient failli être heurtés par un bus parti en dérapage incontrôlé. Elle trouvait bizarre qu’un homme de l’importance de Léon T, le futur timonier de l’Europe, ne bénéficiât d’aucune protection particulière. Elle avait cru déceler la présence rassurante de silhouettes derrière eux et dans les rues avoisinantes. Sans doute faisait-il l’objet d’une surveillance discrète.
« Qu’est-ce que tu veux boire ? »
Il avait posé le manteau de Guylaine sur le dossier d’un fauteuil de cuir. Ses yeux de rapace tournoyaient au-dessus d’elle. Elle eut l’impression de recevoir un coup de bec au plexus. Elle se demanda subitement ce qu’elle fichait ici. Dessaoulée. Début de nausée. Elle pressentait que la réalité ne serait pas à la hauteur de ses illusions, qu’elle se réveillerait avec une atroce gueule de bois. Léon T avait tout d’un héros mythologique dans la salle souterraine de la cellule 14, il ressemblait à un salaud ordinaire dans le luxe tapageur de son appartement.
« Une petite liqueur ? J’en ai une justement qui vient de…
— Excuse-moi. Je dois partir. »
Elle fonça vers son manteau. Il la rattrapa en deux bonds et la saisit par le bras.
« Tu ne peux pas m’allumer depuis deux ans et te défiler au dernier moment, ma belle ! »
Elle tenta de se dégager, elle ne réussit qu’à resserrer la pression des doigts qui lui cisaillaient les muscles du bras.
« Lâche-moi, cria-t-elle. Tu dis, dans ton foutu bouquin, que chaque être humain est libre de ses choix. Respecte les miens : je veux partir.
— Ce qui est écrit dans les livres reste dans les livres. Tu as peur de toi-même, mais tu en crèves d’envie. C’est toi qui m’as excité. Au début je te trouvais moche, sans intérêt, je ne voulais pas de toi. Alors assume. »
Il la plaqua contre lui et se pencha sur elle pour l’embrasser. Elle se tordit dans tous les sens pour échapper à son étreinte, pour esquiver sa bouche. La conne. La conne. La conne. Les femmes de la cellule auraient donné une de leurs jambes pour être à sa place. Léon T avait raison, elle ne savait pas ce qu’elle voulait, elle n’aspirait pas à sortir de ses rêves.
Elle crut entendre un claquement de porte, des bruits de pas. Voulut crier. Léon T lui plaqua sa paume sur la bouche. La relâcha tout à coup. Elle en comprit la raison lorsqu’une silhouette s’engouffra dans le salon. Un bras tendu, un flingue au canon renflé. Léon T recula, pivota sur lui-même, courut en direction de la porte la plus proche. Un minuscule bruit de souffle. Le coup de feu le cueillit dans la nuque. Il s’affaissa contre le mur, qu’il éclaboussa de son sang.
Guylaine resta quelques instants suffoquée. Le grand timonier, abattu sous ses yeux comme un vulgaire lapin. Un autre rêve fracassé. L’Europe ne verrait jamais se lever le Grand Jour.
« Fichons le camp, ses gardes du corps vont rappliquer. Ce fumier roulait pour les Évangéliques. »
Cette voix…
Elle obtempéra. Enfila son manteau de fourrure synthétique, sa toque. L’intrus portait un ample pardessus noir et une cagoule. Il l’entraîna vers la sortie de l’appartement, puis dans l’escalier. Ils croisèrent l’ascenseur qui montait dans un concert de grincements. Il lui fit signe de rester immobile, silencieuse, puis ils dévalèrent les deux derniers étages quatre à quatre.
Personne sous le porche. Ils enfilèrent l’avenue Jean-Moulin jusqu’à la rue de Châtillon. D’immenses trous noirs s’ouvraient entre les façades. Les bombardements avaient démoli un immeuble sur trois. Le froid brûlait les narines et la gorge de Guylaine. La neige continuait de tomber à gros flocons.
L’homme arracha sa cagoule lorsqu’ils débouchèrent dans la rue des Plantes.
Alain.
Guylaine ne fut pas surprise, pas vraiment en tout cas, de découvrir la bouille ronde de son mari.
« Quelqu’un t’a vue avec lui ? demanda-t-il sans cesser de marcher.
— Je ne sais pas.
— Il y avait des hommes autour de vous ?
— Je crois. J’ai aperçu des silhouettes dans la rue.
— Et ceux de ta cellule, ils t’ont pas vue partir avec lui ?
— Je ne pense pas… »
Elle reprenait ses esprits, reconnaissait les lieux, ils allaient bientôt s’engager dans la rue Didot, là où ils résidaient.
« Comment… comment… »
Une nuée de questions se levait en elle. Elle n’eut pas la force de les poser. Au prochain mot, elle éclaterait en sanglots. Elle ne connaissait rien de l’homme qui partageait sa vie. Il lui entoura l’épaule de son bras et, tout en marchant l’attira contre lui. Elle accepta cette fois son contact, sa chaleur.
« Te tracasse pas, ma douce. C’était vraiment qu’un sale con. »